C’était le soir, le paysage semblait noirci au fusain tandis que le ciel prenait une teinte de plus en plus sombre là où le soleil venait de disparaître. Le vent agitait les frondaisons du bosquet de hêtres à gauche du moulin et sur ma droite, j’entendais l’écoulement de l’eau qui depuis longtemps ne faisait plus tourner la roue à aubes.
Je profitais simplement de l’instant, les yeux dans le vague, je ne regardais rien en particulier. J’étais absent en quelque sorte, une ombre dans le paysage, un trait de crayon au hasard, une silhouette entraperçue dans une foule. Je sentais les esprits s’éveiller autour de moi et bientôt leurs fils fantomatiques se mirent à danser autour du vieux moulin. Je les devinais plus que je ne les voyais mais il n’y avait aucun doute, j’y croyais de tout mon être, ils étaient là.
Les fils étaient blancs d’os, légèrement phosphorescents aussi j’arrivais à les distinguer malgré la nuit qui s’étalait sur les collines. Ils éclairaient d’une façon des plus étranges et sous leur lumière, le vieux moulin n’était plus si vieux, petit à petit le mortier effrité retrouvait sa solidité d’antan, les pierres effondrées retrouvaient leur place et ainsi de suite. Enfin la roue a aube se remettait a tourner. Les esprits montraient-ils le passé ou bien le ramenait-il a la vie ?
Je me suis souvent demandé à quoi je ressemblerai sous la lumière étrange des esprits. Ils étaient plus proches que jamais cette nuit là, et je sentais rayonner d’eux une sorte de fraîcheur, comme une brise de printemps douce, comme les embruns froid d’une cascade l’été plus haut dans les montagnes. Enfin, un des minces fils traversa ma main et je ressentis…. C’est inexplicable. Je ressentis un souvenir, ou des souvenirs, un tas de souvenirs. Ma vie se déroulait au fil de l’eau qui faisait tourner la roue a aubes du moulin. Des bribes de jeux, des restes d’affections et même des cristaux d’amour sincère qui glissaient lentement les uns derrière les autres sans bousculade devant mes yeux.
J’étais maintenant entouré de fils blancs et je sentis que j’en étais moi-même constitué, doucement, mes pensées et mes affects se divisaient, s’individualisaient. Mes souvenirs devenaient fil de mémoire, fils d’ambition et d’aspiration. Petit a petit je me mêlais aux autres et découvrais leurs histoires, partageais la mienne. C’est cela la vie après la vie. On se raconte nos histoires.