Le soleil était derrière moi, je l’observais de dos. La jeune femme était brune, cheveux longs lisses jusqu’à sa taille fine qui faisait ressortir ses hanches pourtant un peu étroites. Elle se tourna de trois quart quand une de ses amies l’appela « Marine ! Viens ! ». Le visage régulier avec des yeux que je savais d’un vert profond, son nez légèrement retroussé au dessus d’un sourire discret comme une excuse, comme s’il cachait une tristesse.
Je ne l’avais pas revu depuis l’accident, depuis la perte. Partie à vingt et un ans jour pour jour. La dose de trop pour Julie. Moi, Joseph, j’avais perdu mon amour et ma sœur et je n’avais pas revu Marine depuis tout ça. Douze mois. Je ne savais même pas si elle m’en voulait pour l’overdose ou pour mon absence. Elle avait toujours été là pour les deux J, elle faisait tampon entre nous, entre nos cœurs sauvages. Nous étions populaires, elle restait dans notre ombre et elle s’en satisfaisait. Maintenant, il n’y avait plus qu’un seul J et j’étais envahi d’une tristesse sans nom. Je sortais pour la première fois depuis des semaines et sur cette plage, en août, alors que j’allais avoir vingt quatre ans, j’hésitais à revoir la femme que je n’aimais qu’un tout petit peu moins.
Hésitant, je marchai en direction du groupe d’amis de Marine. Je reconnaissais quelques têtes qui étaient là à l’appartement un an auparavant. Tout le monde avait l’air content et deux garçons avaient creusé un trou dans le sable et allumé un feu en prévision de la nuit qui n’allait pas tarder à tomber. Une fille ou deux me sourirent sans vraiment me remettre. Un gars me proposa une bière. Je la pris et la descendis d’une traite. Il rit et m’en tendit une autre. Je faisais de même. Il hésita, je lui fis signe que ça allait et il m’en passa une dernière que je me contentai de siroter dans la pénombre à distance du feu de camp.
Soudain une voix douce se fit entendre derrière moi.
– Alors, tu es venu dit une jeune femme en posant une main fine sur mon épaule.
– Oui Marine, il fallait que je sorte même si je n’ai pas le cœur à la fête. Plus jamais je ne l’aurai je crois.
– Moi c’est pareil. Je souris quand même mais à l’intérieur ma tristesse engloutit mon sourire.
– On s’est trompé quelque part, tous. Dis-je comme une sentence de mort.
– Oui, viens, on va s’asseoir un peu à l’écart. Ils vont commencer à préparer des lignes et moi j’y touche plus me dit mon amie. Je sais pas pour toi. Je préfère rester à distance.
– T’as raison. On prend un stock de bières ?
– Eh, je suis pas devenue une sainte, t’inquiètes. Et elle rit, un petit rire léger qui me rassurait un peu.
Nous nous asseyions à la limite des ténèbres dans le sable. Elle portait un haut de maillot de bain et je remarquai qu’elle avait toujours le pendentif en forme de croix entre les seins qui m’avait interpellé autrefois. Je réalisais qu’elle était belle tout simplement. La tristesse peut-être lui donnait un maintien presque noble. Elle me rappelait tant Julie que s’en était douloureux mais je me souvenais enfin que je l’aimais elle aussi. Juste un tout petit peu moins.
Nous avions discuté d’abord de choses sans importance, la lumière du feu de camp se reflétait dans nos yeux tandis que je lui expliquais comment je gérais le deuil et la dépression et elle me disait comment elle gérait le deuil et le master de psychologie. Un de ses stages, elle l’avait fait dans une unité voisine de celle où j’avais été hospitalisé. Elle m’avoua qu’une fois elle m’avait vu de loin dans le parc sans se sentir prête à me revoir. Je lui répondis que moi non plus, je n’étais sans doute pas prêt. Les médicaments et l’ennui conjugué à la douleur du deuil m’avait envoyé dans un autre monde, un monde où elle n’existait pas.
Nous partagions la tristesse comme deux enfants qui jouent à la dînette. « On dit qu’on parle pas de Julie directement, d’accord ? » « Oui, et on dit qu’on joue à la maman et au papa ! » « On dit que c’est pas comme avant mais tant pis ! » « On dit qu’on s’aime ? » « Non, l’amour fait mal ! » et ainsi de suite.
– Alors, tu vas faire quoi maintenant me demanda-t-elle après avoir vidé une troisième bière.
– Je sais pas. J’ai plus tellement de perspective, la musique ça marche plus, j’ai plus d’inspiration.
Elle me regarda avec de la malice dans les yeux et me chuchota :
– je pourrai être ta muse ?
J’hésitais a rentrer dans son jeu mais la sixième bière que je finissais de mon côté parla pour moi :
– C’est pas impossible dis-je avec un sourire, le premier sincère depuis un an.
– Je peux rouler un pétard ?
– Vas-y je suis pas devenu un saint moi non plus. Et je ris à mon tour. Premier rire sincère lui aussi.
Quelques minutes plus tard nous étions allongés côte à côte adossé à la dune. La weed était puissante et rapidement nous parlions de tout et de rien, sans nous arrêter. Puis c’était fou rire sur fou rire et enfin arriva simultanément ce que les deux enfants en nous attendait depuis que nous avions commencé ce jeu. Nous nous embrassâmes lentement, avec une passion lente et un désir mutuel d’atténuer la douleur. Je me dis à ce moment que l’amour ne faisait pas uniquement mal. C’était l’été et la nuit était chaude, se débarrasser de nos vêtements ne prit pas longtemps. Nous fîmes l’amour comme souvent j’avais pu l’imaginer, comme souvent elle l’avait souhaité dans l’ombre des deux J.
L’union de nos corps et de nos esprits dura un moment et quand nous eûmes fini nous restâmes côte à côte main dans la main tandis qu’un nuage laissé la lumière de la pleine lune inonder nos corps nus. Je tournais la tête vers elle qui regardait au zénith et de nouveau le pendentif entre ses seins m’interpella. Je lui posai la question qui me brûlait les lèvres après ses baisers :
– Marine. Ce pendentif ? Tu le portes depuis longtemps ?
Elle sursauta un peu :
– C’est Julie qui me l’avait offert. Il ne me quitte pas même s’il me brûle maintenant qu’on a…
Elle ne finit pas sa phrase et je vis la lune se refléter dans une larme unique qui coula le long de sa joue. J’aurai voulu la prendre dans mes bras mais le fantôme de Julie venait de se mettre entre nous et bien vite elle retira sa main de la mienne. Je gardais le silence un moment, j’avais envie de lui reprendre la main mais elle se rhabillait déjà. J’essayais de capter son regard mais elle fuyait le mien. J’avais envie de lui dire les mots. Mais jamais ils ne sortiraient.
– Je pense qu’il vaut mieux qu’on ne se revoit plus Joseph. Pas que j’en ai plus envie mais… Pour nous deux, ce sera mieux je pense. Si seulement elle était encore…
– … Je comprends Marine. Tu sais que je tiens à toi.
Elle se leva sans répondre et partit en direction du feu de camp. Je restais sur la dune seul et je prononçais à voix basse ces mots sans penser au fantôme de Julie qui reviendrait bien assez vite me hanter.
– Je t’aime Marine. Adieu.