Une nuit encore, je ne sais plus, combien de temps ai-je passé sans dormir ? Je tiens ma tête au comptoir du bar, il me faudrait un trépied ou un truc du genre. J’ai bu cinq café ce matin, ça m’aide tout juste, la caféine me fait tenir debout mais embrouille mes pensées. J’ai rendez-vous demain chez le dentiste slash psy slash kiné… je ne sais plus. Bertrand le barman me regarde du coin de l’œil en souriant à la cliente qui le remercie pour je ne sais quoi. Tiens, un miroir sur le mur avec un gentil message : « Happy Hour ». Ça, c’est de l’idée. Une heure amusante où je dormirai, étalé de tout mon long dans un transat, un cocktail de sommeil à porté de la main. Une solution à ce marasme. Une solution à cet oubli dans lequel je plonge depuis tant de semaines. Je ne sais plus, je ne sais quoi, ces mots tournent en rond dans ma tête comme une jolie bicyclette bleu, oh oui, je me souviens, je sais cette fois. Précisément qui et quoi.
J’étais petit, je venais d’avoir mon premier vélo de grand, sans petites roues ni rien. « Un vrai bolide » que j’ai dit quand j’ai eu fini d’arracher le paquet cadeau, comme dans mon dessin animé préféré. Effectivement, je suis allé vite. Très vite. Je suis monté dessus, hésitant, mes pieds touchaient à peine le sol. Je me suis lancé. Trois va et viens hésitant, un coup de guidon à gauche, un coup de guidon à droite et puis une pente, oh oui, je me souviens, je l’ai dévalé à toute vitesse. J’entends encore mon père crier « Les freins ! » et… écran noir.
Je sursaute. J’ai du m’endormir un instant, quand je disais qu’il me fallait un trépied… De quoi ? Comment ça ? Ah oui, l’happy hour. Elle commence dans quinze minutes. Ça fait déjà si longtemps que je suis assis là au bar ? J’ai un doute. Je jette un œil perdu de côté. Bérénice la barmaid me regarde du coin de l’œil en souriant à un client qui la remercie pour je ne sais quoi. Attends, j’ai pas déjà vu cette scène ? Vite un retour en arrière rapide. Non. Quelque chose ne colle pas mais alors vraiment pas. J’oublie, j’oublie, j’oublie. Je ne sais vraiment plus quoi.
« Hééé ! dit Joe en me voyant. Ça fait un bail ! Alors tu dors toujours pas ?
– Toujours pas, pas, pas, pas, pas…
– Allé, on se boit un canon, l’happy hour se termine bientôt.
-… Oui, pourquoi pas, euh, il est quelle heure ? »
Je regarde la mousse blanche de ma bière qui déborde presque mais pas tout à fait. Joe est dehors, lui a déjà fini son verre et un autre encore. Je souris bêtement en le voyant faire du gringue à la serveuse et je retourne à la contemplation de mon verre. Bois. Allé. Je vide la moitié du verre d’un coup, la mousse me chatouille le nez et je sens l’alcool monter directement au cerveau. Rencontre avec la caféine. Speed ball à minima.
J’ai la vision brouillé et l’esprit dans du coton. Ma bière est vide, pardon, mes bières. J’ai pas vu le temps passé, il y a trois verres vides devant moi et un petit bol d’olives. J’ai horreur de ça.
« Hééééé ! Crie John dans mon oreille. Alors, tu dors ? Lève toi, on va boire un dernier verre chez Marie, c’est la serveuse qui te draguait tout à l’heure, tu te rappelles ?
-… Oui, oui, oui… Pourquoi pas. »
Il fait nuit dehors. Attends, il manque un bout du film. Quelle heure est-il ? Mes neurones cherchent à faire la jonction mais les images sont pas raccord. Happy hour finie. Donc le temps à passé. C’est bien.
Joe ou John a disparu dans les buissons, je me demande où je me trouve. Je vois le fleuve sur ma gauche et une sorte de baraque à ma droite. Bon, je suis quelque part, c’est déjà ça. Ah et je tiens un VTT bleu roi par le guidon. Ça me rappelle quelque chose mais bon sang, quoi ? Il y a une fille qui crie. Marie je crois. Oui, c’est ça. Elle crie quelque chose dans une langue étrange.
« Poussuir ! Oooooh !
– Quoi ?
– Tombir ! Oooh ! »
Je ris, j’ai un joint d’herbe à la main. Le ciel est plein d’étoiles. Marie s’est calmée, elle pleure dans un coin en parlant trop vite pour que je comprenne dans son téléphone. Le ciel est tellement grand me dis-je, trop grand pour y dormir. Tandis que j’entends des sirènes au loin chanter une douce mais stridente berceuse, je laisse tomber le vélo qui sort de je ne sais où, je glisse lentement au sol et m’allonge dans l’herbe humide. Marie s’est relevé, un jeune homme à lunette a jeté une bouée dans le fleuve. Ha ha, me dis-je, un grand jeu aquatique…tac…tic…tac. La pendule recule, la pendule avance dans un mouvement de balancier. Allongé là, dans l’herbe mouillé, je pourrais bien m’endormir, enfin. Je vois un homme habillé en bleu retirer le joint de ma main et me parler, trop fort, je ne comprends pas ce qu’il me dit, il crie.
« Mais pourquoi vous l’avez poussé dans l’eau enfin?! »
Je ne sais pas, je ne sais plus. Écran noir à nouveau. J’ai huit ans, je suis sur mon premier vélo de grand, il est bleu et je dévale à toute vitesse la pente qui mène en contre bas à la rivière. J’entends mon père crier quelque chose comme « Feeeeeiiins ! ». Instinctivement, je serre de toute mes forces le guidon, mais je ne sais pas quoi faire. Un homme tente une interception mais je file trop vite, toujours plus vite, avec le diable sur les talons. Je vois l’eau qui se rapproche, encore, toujours plus près, dans un flou ralenti et abstrait.
Je reprends mes esprits, je suis allongé sur un brancard, groggy, je tourne la tête sur la gauche, sur la droite. Le fleuve. Le vélo bleu. Ça me rappelle quelque chose. J’ai un doute. Il y a un homme allongé plus loin, avec trois personnes habillées de blanc qui s’affairent autour de lui. Il recrache de l’eau, tousse, recrache de l’eau, tousse. Comme une pendule. Le temps s’effrite. Je sens la peur monter et descendre en moi, une rythmique de plus en plus rapide. Que s’est-il passé ? Marie ou Bérénice, je ne sais plus s’approche, l’œil noir. « Pourquoi tu l’as poussé?! ». L’ambulancier qui s’est occupé de moi l’intercepte. Et moi dans tout ça. Je suis tombé de vélo, directement dans l’eau. Personne n’a rien fait. Personne ne m’a secouru. C’est comme si je me noyais. Je veux dormir. Je dois dormir. Il n’y a qu’un pas à faire. Et cette sirène qui ne cesse de m’appeler. Je voudrais tant…
Je me dégage tant bien que mal du brancard, j’ai la tête qui tourne, alcool, caféine, cannabis… Peut-être que je suis fou. Peut-être. Je me lève, j’enfourche la bicyclette bleue, personne ne fait attention à moi. Je monte sur les pédales, me tourne vers le fleuve et m’élance. Je dévale à toute vitesse la berge, je vais vite, très vite, jamais trop vite. Je percute l’écran noir dans une gerbe d’eau. Je me souviens maintenant. Trop tard. Je dors.