Saut quantique

A la lueur des phares, le sous-bois est gris-bleu et les marques rouges sur la route comme inexistante. J’ai mal à la tête, tellement mal, j’entends un sifflement continu du côté gauche. Commotion cérébrale en épiphanie de douleur. Je suis au sol, ma chemise déchirée n’est plus aussi blanche qu’elle était quand j’ai quitté la soirée. Bon, un verre ou deux, peut-être un exta, ce n’est pas si grave. Et bien si, il y a les marques rouges que je ne vois pas vraiment.

Je reviens en arrière. Villa cossue, deux étages, un toit terrasse et une piscine de 25 mètres sous les pins. Musique électro fashion, version bobos envahissante depuis quelques années. Je ne reconnais plus la côte de mon enfance. Mais je suis bien, mon bouquin marche, j’ai habilement négocié grâce à mon agent les droits télés. Bon, pas de miracle, ce n’est pas moi qui écrirait le scénario mais je serais consulté. Et surtout, un gros chèque en terme d’avance. Tout ce que j’avais pu dire pour rire quand je parlais de l’avenir et de l’écriture s’est réalisé. Je devrais être heureux et je le suis tout à fait. Ou presque. Toujours la même fêlure, hein ?

J’arrive enfin à me lever et à passer une main tremblante sur mon front. Le choc a été brutal et l’airbag s’est déclenché. Le son dans mon oreille s’atténue progressivement et mes yeux tombent sur le pare-brise traversé par une grande fêlure. Ça me rappelle quelque chose, mais la petite pilule en forme de cœur décide de commencer à faire effet à ce moment là. Oh putain, c’est pas le moment…ou bien si, c’est tellement le moment, au creux du choc et de la stupeur, des tremblements de mes membres endoloris par l’accident. Ascension kamikaze, sérotonine en flux qui envahie mon système nerveux comme un blitzkrieg de sensations chaudes, un poil d’angoisse qui se retourne comme un gant de velours qui masse lentement mon âme éparpillée sur le sol. Le sol sur lequel il y a des marques rouges. Si je pouvais les voir et rassembler mon esprit. Mes pensées me fuient comme autrefois. Ce n’est jamais bon quand le passé rend visite au présent.

Mon agent m’avait présenté cette actrice la veille sur Bordeaux, très enthousiasmée par mon premier bouquin et peut-être qu’elle espérait que je puisse la caser sur la série Netflix en préparation. Comme si j’avais la main sur ça. Et maintenant, je suis sur une terrasse non loin de l’océan sur le Bassin d’Arcachon, j’ai un verre de champagne luxueux dans la main gauche, l’autre est posé sur la cuisse de miss actrice, ce n’est pas mon genre. Elle me regarde de ses yeux noirs pleins de curiosité. Je remarque un grain de beauté sur son épaule nue et les prémisses d’un tatouage qui court dans sa nuque découverte. Elle me sourit et me tend une petite pilule en forme de cœur. Tiens, tiens, me dis-je. Allez, pourquoi pas, ça vaut le coup peut-être. Je la prends. Je la pose sur ma langue, prends une gorgée de champagne. Je lève les yeux sur elle. Je vois comme une ombre sur son visage. Je lui souris et lui propose un petit tour en voiture, histoire d’être tranquille tout les deux pour discuter.

Nous prenons sa voiture, une petite décapotable assez haute. Elle me propose de conduire, je décline gentiment, je ne sais pas si elle sait que je n’ai pas le permis. En général, quand ils ont lu mon bouquin, les gens ne sont pas surpris de cette petite excentricité. Ça fait partie de mon simulacre.

Le son dans mon oreille s’est complètement arrêté. Je commence à me remettre de l’accident même si la drogue me titille le cerveau. Bon, mon téléphone, il faut que j’appelle les secours. Pourquoi les secours déjà. Mon regard glisse vers les marques rouges sur le sol. Non, ce n’est pas encore le moment, ça vient, doucement, ça monte comme la MDMA dans mon sang. J’appelle le 112, je ne sais pas exactement où je suis. J’explique à l’opératrice la route que l’on a pris, à travers les dunes. La femme me demande s’il y a des blessés. Je lui dis que je vais bien à part un mal de crâne qui s’estompe et un peu de sang dans la bouche. Et puis je percute, en même temps que les amphétamines, je vois enfin les marques rouges sur la route, et plus loin le corps déformé par le choc de miss actrice. Elle ne portait pas sa ceinture. Une ombre sur son visage, je m’en souviens très bien. C’est sur moi que tombe l’ombre alors même si je ne conduisais pas. J’ai déjà écrit un texte qui s’appelle pour une goutte de trop. A trop poursuivre le passé, il revient nous hanter. J’écris ceci au présent mais c’est un avenir possible, la convention qu’est le temps est une plastique qui se déforme. Je perds soudain conscience, m’écroule sur le sol tandis que les marques rouges sur la route ondulent vers moi pour se refermer sur la fêlure qui persiste en moi, un avenir sans fin.

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