Aurore de la nuit

Cela faisait longtemps que je l’observais, cette fenêtre qui laissait échapper une lumière si douce que j’en rêvais la nuit, tout du moins quand j’arrivais à dormir. Les rideaux étaient toujours tirés la journée. Le soir venu, quelqu’un les ouvrait et il ne subsistait qu’un fin voilage qui me séparait d’elle.

Elle ? Ah oui, il faut que je vous parle d’elle. Nous n’avions discuté qu’une seule fois, un an auparavant et sans se voir, le jour de mon anniversaire. Nous étions de part et d’autre de la clôture au fond du jardin qui séparait ma maison de la sienne. Elle m’avait demandé mon nom, elle ne m’avait pas donné le sien, elle avait dit merci, elle avait dit qu’elle était malade et sa voix m’avait subjugué. J’avais la gorge noué, je bredouillais mon nom sans réussir à verbaliser ce qui se résume à « Mince, dommage que tu sois malade ». Après ce court échange, j’avais entendu sa mère l’appeler, j’avais entendu ses pas discrets qui s’éloignaient de la clôture et ce fut tout.

Depuis cette rencontre, aussi courte et limitée qu’elle puisse paraître, j’étais amoureux, comme on peut l’être à 11 ans, comme on peut l’être la première fois et sans bien comprendre ce qu’il m’arrivait. Elle n’allait pas à l’école, je ne la vis jamais au square avec sa mère et j’étais trop timide pour aller frapper à sa porte. Aussi je me contentais d’observer sa fenêtre, le soir venu, je guettais les ombres fugaces qui passaient devant la fenêtre et j’imaginais… et bien tout. Nos aventures en montagne, les vagues que l’ont aurait surfé à Hawaï ; je nous voyais chasseur de monstres émérites, exorciseurs de démons, elle en archère royale à l’arc toujours prêt à tirer, moi en paladin sans peur armé d’une masse d’arme impressionnante. Et toute cette imaginaire semblait avoir lentement aspiré le sommeil, d’abord quelques minutes, puis une heure, puis deux. J’allais avoir 12 ans dans une semaine et je ne dormais plus.

Le jour de mes 12 ans, d’une façon un peu superstitieuse, j’allai, presque pour me recueillir, à la clôture, à l’endroit exact où je lui avais parlé un an auparavant. J’entendais presque sa voix douce me demander mon nom, me souhaiter un joyeux anniversaire ou bien, j’en rougissais, qu’elle m’invita chez elle. J’en avais envie mais je n’osais appeler ni émettre le moindre son. A un moment, je crus entendre des pas léger dans l’herbe fraîche, je sentis une sorte un frôlement, comme si une main douce se posait sur la mienne. Je sortis de ma poche le couteau multifonction que j’avais reçu en cadeau, je réfléchis un moment, puis je gravais sur le bois, en petit pour que mes parents ne le remarque pas malgré les buissons : « Aurore ». A cet instant précis, pour moi, elle s’appelait Aurore et ce fut tout, une fois de plus.

Les jours suivants, je ne dormais toujours pas et je passais mes nuits à observer cette fenêtre, toujours illuminée malgré la nuit qui engloutissait le monde. Je me laissais bercer par les histoires qui paraissaient s’inventer toutes seules dans mon esprit. Peut-être qu’elle était recherché par une agence internationale, peut-être qu’elle ou ses parents étaient des espions. Ou alors, elle avait une maladie qui l’empêchait de sortir au soleil, il paraît que ça existe. D’un instant à l’autre, j’en étais sûr, c’était une vampire, c’est pour cela qu’elle vivait la nuit et bientôt, si j’avais de la chance, elle rentrerait par ma fenêtre, me mordrait le cou et nous vivrions ensemble dans le monde des ombres.

Le plus curieux dans toute cette histoire c’est que je ne semblais pas souffrir du manque de sommeil et mes parents ne s’étaient rendus compte de rien. Je passais mes nuits de veille étrangement accompagné par l’idée de cette jeune fille, par mon Aurore de la nuit.

Le septième jour suivant mon anniversaire, exactement, il se passa quelque chose. Il y avait eu une activité inhabituelle, des ombres mouvantes n’avaient cessé de passer devant la lumière et je sentais une excitation étrange me gagner peu à peu. Soudain, les voilages furent brutalement arrachés. Et avant que je n’ai pu voir grand-chose, une silhouette filiforme aux cheveux courts à contre jour, la lumière s’éteignit. Je tremblais, j’avais les nerfs en pelote, il fallait que je fasse quelque chose.

Je sortis discrètement par ma fenêtre en glissant le long de la gouttière. Arrivé au trois quart de la descente, celle-ci se rompit dans un bruit de tôle froissée. C’était loupé, mes parents avaient sûrement entendu et j’allais prendre un sacré savon. J’attendis tapi dans l’herbe un moment et aucune lumière ne s’alluma dans la maison. Guidé par une impression trouble, je gagnai l’arrière de la maison et je parvins assez vite derrière les buissons, à l’endroit où j’avais gravé le nom de celle que j’aimais.

Je retins ma respiration quelques instants. Comme sept jours auparavant, il me sembla entendre des pas léger dans l’herbe, une ombre invisible effleura mon pyjama et je sentis une douce chaleur sur ma main, une étreinte sincère. J’entendis alors mon nom chuchoté, presque imperceptible du chant des cigales. J’avais grandi, ma timidité rompit alors et je posais la main sur les lettres gravées dans le bois. « Aurore » dis-je d’une voix plus forte que je le croyais, ce qui me fit presque sursauter. « Oui, mon aimé, tu m’as veillé, tu m’as nommé, nous pouvons partir ensemble ».

Les planches de bois s’écartèrent d’elles-même, j’étais si transi d’amour que je fermais les yeux, persuadé que la vue de ma promise allait me brûler jusqu’à l’âme. Elle dit mon nom à nouveau avec une grande douceur, j’ouvris les yeux. Encore aujourd’hui, je ne peux décrire ce que je vis. La beauté, l’amour, l’affection sincère entre deux enfants, entre deux êtres humains, entre deux êtres tout court. Malgré l’heure avancée de la nuit, une lumière blanche, merveilleuse, inonda le monde et au centre, une jeune fille en pyjama, les cheveux courts avec dans la main droite un drôle de lapin en peluche tout élimé. Son image se grava sur mes rétines pour toujours. Et une fois de plus, ce fut tout.

Mes parents ne me trouvèrent pas dans mon lit ce matin là et, après un moment de panique, ils me découvrirent dans le jardin, derrière les buissons, profondément endormi. Ils ne réussirent pas tout de suite à me réveiller et la panique repartit de plus belle. Je me redressai en les regardant d’un air étonné. Mon père me porta jusqu’à ma chambre et me déposa dans mon lit. Il avait eu si peur qu’il ne mentionna pas la gouttière cassée et me demanda avec vigueur ce qui m’avait pris. Je regardai du coin de l’œil la fenêtre d’en face et lui répondit : « La voisine, Papa, j’ai vu la voisine. » Mon père me regarda interloqué. « Mais enfin mon grand, la maison d’en face est inoccupée depuis des lustres, tu as du rêver. » Il prit un air inquiet. « Tu te rappelles être descendu dans le jardin cette nuit, il y avait quelqu’un d’autre ? ». Mon regard se fit vague malgré une sorte d’intensité paradoxale. « Oui Papa, il y avait quelqu’un qui est parti maintenant ». Il me regarda sans comprendre et quitta ma chambre. Je pris une grande inspiration, me retournai et je remarquai sur la table de nuit un lapin en peluche tout élimé posé à côté de ma lampe.

Encore aujourd’hui, alors que j’approche des 90 ans, alors que je sens que mon temps est écoulé, je ne crains pas ma dernière nuit parce qu’il me suffit de chuchoter ces mots pour entendre mon prénom en écho et savoir que je rejoindrai la lumière. « Aurore de la nuit, j’arrive. » Et ce fut tout.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *