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Première fois

Il avale la pilule comme ça, sans eau. Alexandre a dix-sept ans, c’est sa première ecstasy. Bam, 250mg de MDMA d’un coup, pour un début, ça va secouer. Ce jeune homme est séduisant, musclé juste ce qu’il faut pour un post-adolescent. Il vibre au son de la musique deep house de la boîte de nuit. Ses yeux gris brillent dans les lumières de la piste de danse. Son demi-sourire attire les regards des filles autour de lui. Il le sait, il plaît.

Un quart d’heure passe, pas grand-chose, mais il se sent plein d’entrain. Il commence à danser avec une belle demoiselle, un peu plus âgée que lui.

« Salut, moi c’est Alexandre, crie-t-il pour se faire entendre par-dessus la musique tandis qu’ils bougent en rythme, un peu décalés.

– Ah moi c’est Énée, je suis mignonne pas vrai ?; sourire espiègle.

Alexandre, pris de court, examine la jeune fille de bas en haut, hésite un peu :

– Oui t’es pas mal. J’aime bien ton prénom. Mais attends, c’est pas un héros de l’Iliade ? C’est bizarre pour une fille.

– Ah, t’as de la culture. On s’en fout, viens, on se rapproche du DJ, il est canon. »

Et sans se retourner, Énée s’élance presque en courant vers les platines et le DJ aux cheveux gris.

Alexandre ressent les effets de la drogue, il sent que ses jambes ont du mal à le porter. « C’est donc ça la montée, » se dit-il. Il tient absolument à discuter plus avec Énée, qui crie devant la barrière qui protège le DJ.

« Ouaiiiiiis, envoie du lourd DJ ! hurle Énée.

– Eh, Énée, viens, on va prendre un verre et discuter ! J’ai trop envie de te parler ! dit Alexandre dans l’oreille de la fille.

– Bon ok, mais tu payes ta tournée, hein ? J’en vaut la peine, je le sais ! Elle rit à gorge déployée.

Ils s’écartent de la scène, Alexandre commande deux bières au bar et Énée trouve un recoin où la musique est un peu moins forte. Elle s’affale sur la banquette, elle a les pupilles complètement dilatées. Son prétendant aussi, il est à fond, ça fait une heure qu’il a pris la drogue.

« Eh Alexandre, c’est aussi le nom d’un héros, non ? Crache Enée avec un sourire. Celui qui a pleuré au bord de l’océan atlantique parce qu’il n’y avait plus rien à conquérir ?

Décontenancé, il répond maladroitement :

– Euh je sais pas et…

– T’inquiète on s’en fout. T’as pris une petit pilule toi et c’est ta première, ça se voit. Si tu voyais tes yeux dit-elle en riant. Moi, je suis habitué et si t’as pris la même que moi ça va te faire un choc. La drogue c’est mal m’voyez mais bon sang que c’est bon.

– Oui, des potes me l’ont donné, y avait un petit smiley sur un cacheton bleu.

– Oh alors ça va, t’as juste pris deux doses et demi. J’te dis pas ça pour que tu panique. »

Alexandre se sent près de ressentir de l’angoisse, il en veut un peu a Enée mais un truc l’attire vers elle, il a envie de lui raconter toute sa vie. « C’est fou » se chuchote-t-il à lui même.

Ils boivent leurs bières en silence, sourires complices de de jeunes gens qui s’apprivoisent. Puis ils se parlent, Alexandre fait défiler toute sa vie dans les oreilles attentives de la charmante Enée. Il ressent dans le corps des sensations agréables, il n’arrive pas à arrêter de parler. La fille rit et rit.

« J’adore les premières fois, ça me fait toujours rire de voir un primo-délinquant sous taz.

– Délinquant ? Bafouille-t-il.

– Bah prendre de la drogue c’est illégal en France tu savais pas ? ; même sourire espiègle que tout à l’heure.

– Ah bah d’accord, oui je le sais. Je sais pas trop pourquoi je voulais tester. C’est vrai que c’est amusant.

– Tu verras, avec moi, tu vas bien t’amuser. Allez on va danser putain ! »

Alexandre qui se sent mieux tenir sur ses jambes se lève.

Et ils dansent, Alexandre se lâche complètement et c’est pas la drogue, c’est cette fille. Quel charme ! Les heures passent, ils s’enlacent, s’embrassent, Alexandre n’a plus de contrôle, il ne réalise même pas que la boite va fermer. Enée lui lance :

« After chez moi ?

Alexandre est à la fois fatigué et motivé.

– C’est parti ma belle. »

Ils quittent la boite de nuit, longent les quais et se retrouvent dans un studio.

« Bon alors on fait quoi ? Je couche pas le premier soir ; de nouveau sourire espiègle. Toi t’es en descente, ça se voit, t’en a pas un peu marre ?

– Euh, je suis fatigué, je veux juste me coucher.

– Prends le canapé, je vais mettre la télé. Moi, j’adore regarder les lapins crétins au petit matin. Tu vas pas pouvoir dormir avant un moment même si t’es épuisé. C’est le deuxième effet kiss cool. »

Affalés sur le canapé, épuisés, les deux petits adulescents discutent de tout et de rien puis le soleil se lève sur cette nuit folle pour Alexandre. Et c’est tout. Pas de catastrophe, des fois, les choses se passent bien. Puis Alexandre finit par s’endormir.

Énée s’amuse à dessiner une moustache sur le visage charmant de son flirt de la nuit, puis regarde tranquillement les dessins animés ; ensuite, discrètement, elle quitte le studio qui n’est pas du tout le sien. Elle referme la porte d’entrée et se demande ce que son amie Sophie pensera en trouvant ce beau jeune homme sur son canapé.

Énée est ainsi, insupportable et attirante à la fois. Un électron libre, peut-être sortie d’un rêve ou évadée d’un autre monde.

Pas une larme

La porte était ouverte et le lit défait. Une absence, une angoisse, une peur qui nouait l’estomac. Robert regardait la petite chambre, les posters au dessus du lit, le bureau en kit encore emballé dans quelques cartons bruns. Il écoutait, il cherchait un sanglot mais la pièce lui répondait par un vide soutenu, vibration grise de la pénombre.

Il s’approcha du lit une place avec sa couette bleue et son oreiller rouge. Une idée ? Sous le lit. Il se baissa et regarda. Ce qu’il vit, il ne l’oubliera jamais. Un petit corps noir qui luisait paradoxalement dans la demi-obscurité. Une inversion, une moquerie des ténèbres pour celui qui avait perdu une fille. Il cligna des yeux, l’apparition disparue. Ou plutôt, elle rentra en lui.

Il se redressa, essuya une dernière fois ses larmes. Robert n’était plus seul, il était l’écrin de la noirceur de Marie, sa petite fille disparue. Elle serait là, jusqu’à la fin.

***

Robert se réveilla en sursaut dans le lit conjugal déserté par sa femme qui souffrait d’insomnie depuis la disparition de Marie. Il se rappelait vaguement du rêve, de la silhouette noire aux yeux luisants qui l’avait fixé depuis sa cachette, sous le lit de sa fille. Il soupira, attrapa ses lunettes sur la table de chevet. Il enfila un jogging et descendit prendre son petit-déjeuner.

En guise de premier repas de la journée, il se contentait maintenant d’un café noir. De temps en temps allongé de bourbon. C’était les mauvais jours. Il n’appela pas sa femme, Anne. Elle était perdue sur le canapé devant une émission pour enfant et elle respirait doucement, le cerveau imbibé des benzodiazépines qu’elle avalait comme des bonbons depuis la disparition de Marie.

Robert s’assit à la table de la cuisine, son café allongé d’alcool devant lui, fumant et distillant une odeur doucereuse dans l’atmosphère plombée de la maison familiale. Il resta là, l’air hagard une dizaine de minutes, le temps d’avaler sa potion de malheur. Ensuite il partit au travail, laissant le fantôme de sa fille tenir compagnie à sa femme qui en devenait un.

Quand il fut assis dans son break allemand maintenant trop grand, il ne mit pas tout de suite le contact. Il s’appuya sur le volant et laissa échapper quelques sanglots sans larmes. Il n’y arrivait pas ce jour là, il sentait la tristesse lui avaler l’âme, lui dévorer le cœur, carboniser ses pensées. Mais pas d’eau. Il redressa la tête et dans le rétroviseur, il entre-aperçu la silhouette de son rêve.

Une fillette sage, les cheveux longs, qui portait une petite robe bleu et un bandeau rouge dans les cheveux. Mais cette fois la vision était noire, remplie de ténèbres. L’image disparue, il se dit qu’il avait rêvé quand il entendit la voix. Salut, Papa. Suivi d’un rire enfantin et cristallin qui faisait mal comme un poignard planté dans l’estomac. Non…Non ! Il hurla ses derniers mots et mit rageusement le contact. Il démarra et se rendit à son bureau, un trajet de 20 minutes durant lequel il s’abstint de regarder dans le rétroviseur.

Il arriva au cabinet d’avocat où il était associé. Il passa devant la secrétaire Josiane qui le regarda d’un air compatissant mais avec un léger dégoût au vu de son accoutrement. Venir en jogging au cabinet. Pourquoi cet homme travailleur ne prenait pas un congé vu la situation. Elle avait entendu l’un des associés dire que ça la foutait mal quand on recevait des clients. Cela coulait de source.

Robert s’enferma dans son bureau et commença a traiter les dossiers en cours. Le collègue dont il était le plus proche recevait les clients à sa place, lui se contentait de la paperasse, c’est pour ça – ou autre chose, qu’il se permettait de venir au bureau sans costume.

Il travailla une heure ou deux, les papiers qu’il survolait du regard le soulageait. Un court instant d’oubli. Une navette de l’esprit entre la maison, sa femme… Marie et retour au travail. Une fois de plus il sentit les sanglots arriver, il poussa les documents qui étaient devant lui pour ne pas les tremper de ses larmes mais une fois de plus elles ne coulèrent pas. Il eu mal dans la poitrine, dans le ventre, à la tête mais pas une goutte. Il sentit un déplacement d’air, léger qui portait un parfum d’herbes fraîches, comme dans le jardin derrière leur maison. Il leva la tête et de nouveau la silhouette sombre se tenait là, debout, les mains sagement ramenées dans le dos et un sourire noir, encore plus noir où les dents luisaient. Noir sur noir. Et pourtant il distinguait les nuances.

Robert voulait hurler, il allait hurler… Chut, papa ! Lui intima l’apparition. De rage, il balaya de la main le contenu du bureau de bois massif. Aussitôt, le téléphone sonna. Marc, son associé avait entendu du bruit, il était au téléphone avec un client, ça n’allait plus du tout. « Rentre chez toi Robert. Rentre chez toi. »

Robert se leva, la silhouette avait disparue mais il la sentait là, à la lisière de sa conscience, pas loin du tout et ça le terrorisait. Il prit l’ascenseur jusqu’au parking, s’enferma dans sa Mercedes et essaya de réfléchir. On y va Papa ?De nouveau, la voix enfantine, l’imitation malsaine de celle de sa fille. Quelque chose se brisa en lui. «  On va où ma grande ? » Au parc ! Et la créature eu un petit rire cristallin mais méchant, cruel. Un rire de démon déguisé en fillette.

***

Robert descendit du break après s’être garé dans une rue qui longeait le parc. Il ne croyait pas à toute cette histoire, c’était de la fiction, il délirait, il perdait la boule. Mais une volonté inconnue continuait de jouer avec lui et de le diriger comme un mannequin ou une marionnette.

Il passa la grille et rentra dans le parc. C’était le milieu d’après-midi en semaine aussi il n’y avait pas grand monde. Il marcha un peu, l’air perdu. Il lui semblait entendre des bruits indistincts. Des chuchotements, des rires. Il marchait dos au soleil, et il pouvait voir son ombre s’étirer devant lui. Il refusait de voir l’ombre plus petite qui se tenait a ses côtés.

Il s’assit sur un banc et sortit de son sac l’une des canettes de bière qu’il avait acheté. Il bu la première d’une traite et il toussa de la mousse en arrivant au bout. Il regarda autour de lui. Personne. Pas une ombre se dit-il soulagé. Il attaqua la deuxième mousse tout en sentant l’effet de la première irriguer son système nerveux épuisé.

Mince se dit-il. Un gardien. Il ne savait plus s’il était permis de boire dans les parcs. Probablement pas sinon tous les soiffards s’y retrouverait pour communier avec la nature. Et j’ai envie de pisser aussi. Merde. Il rit dans sa barbe en fixant l’importun. Ce qui ne fit qu’inciter l’homme à s’approcher de Robert décoiffé, en jogging avec une mallette d’avocat qui ne collait pas du tout avec le reste de son accoutrement.

– Monsieur, il est interdit de boire de l’alcool dans le parc. Je vais vous demandez de sortir.

Robert se leva et eu un petit rire. Qui dans son esprit résonnait en double. Il ne répondit pas mais sourit au gardien.

– Monsieur, vous m’entendez ?

Robert avait un filet de bave qui lui coulait de la lèvre inférieur et son sourire s’étiola. Une peur profonde apparut dans son regard.

– Vous la voyez ? Hurla-t-il en montrant le vide derrière le gardien. S’il vous plaît, dites moi qu’elle n’est pas là. Je suis avocat ! Dites moi la vérité ! Je le dirai à personne ! Laissez-moi pleurer !

Le gardien risqua un regard en arrière sans voir quoi que ce soit. Il se retourna à nouveau vers l’homme qui ressemblait plus à une épave qu’à un avocat.

– Monsieur, je ne vous le répéterai pas. Quitté les lieux sur le champ ou j’appelle la police.

-… Je suis déjà dehors, je ne peux pas sortir. Ses épaules s’affaissèrent. D’accord, je m’en vais.

Robert s’éloigna vers la sortie la plus proche. Le gardien entendit l’homme rire pour lui-même avec un curieux écho. Il était certain d’avoir entendu un rire cristallin par dessous de celui de l’ivrogne.

***

Après avoir fini le pack de bières, Robert se réfugia dans un bar miteux pas loin du parc d’où l’avait éjecté le gardien. Il s’installa sur une table au fond et commanda un alcool fort. Un verre, puis deux. Puis trois. Le tout en quinze minutes. Il sentait ses mains trembler sans savoir si c’était l’alcool ou le désespoir. Ou la peur, Papa. Cette voix, plus jamais, plus jamais il ne voulait l’entendre. Jamais. Et pourtant, la chose était là, avec lui, composée d’ombres et cachant la lumière à son esprit.

Il commanda un verre de plus. La serveuse, une jeune blonde à l’air espiègle lui fit comprendre que c’était peut-être trop.

– Vous allez refuser de me servir ? Dit-il d’une voix tremblante.

– … Ce sera le dernier, on est d’accord ? Après vous payez et tout ira bien.

Robert se redressa mais garda la tête baissée.

– C’est d’accord. Faites vite s’il vous plaît. Pour la petite, ce sera un coca sans glaçons.

La serveuse le regarda stupéfaite.

– Vous voulez un coca en plus, c’est ça ?

– Pour ma fille, vous comprenez ?

-… Bon ça marche. Elle s’éloigna l’air effrayé et une fois passée derrière le bar, elle glissa quelques mots au gérant « … il veut… pour…il doit être fou… pas méchant.. » Robert n’entendit pas tout mais il commençait à sentir la colère monter en lui, en même temps que la silhouette fantomatique à côté de lui se faisait consistante.

Il sentait les larmes arriver mais la rage les assécha. Il se leva, jeta son dernier verre en direction du mur du fond contre un miroir. Avant que celui-ci n’éclate en morceaux argentés, il vit distinctement la silhouette d’un mètre vingt qu’il avait appris à détester. Il entendit le rire, cristallin mais déformé par la noirceur.

Le gérant sorti de derrière le comptoir un bâton à la main, l’air menaçant tandis que la serveuse composait le numéro de la police. Robert ne se sentait pas la force de se battre mais les ténèbres le poussait à la confrontation. Il prit dessus en hurlant et quitta l’établissement sans payer. Personne ne le poursuivi.

Robert couru de la sortie du bar à la voiture. Il s’installa sur le siège côté conducteur. Il riait à présent. Un rire empli d’un désespoir lourd des larmes qu’il n’arrivait plus à verser. Il mit le contact. Rien, pas un voyant ne s’alluma. Son rire cessa immédiatement et il frappa de rage le klaxon qui ne marcha pas non plus. Il enfila la vieille veste qui traînait sur la banquette arrière et sortit du véhicule devenu inutile.

Il marcha sous la pluie, sans but. Rentrer à la maison, c’était hors de question. Que faire ? Il marchait dans la nuit et la lune projetait des ombres silencieuses qui glissaient sur lui à mesure qu’il progressait. Il essaya de l’ignorer mais il aperçut plusieurs fois du coin de l’œil une petite silhouette que la pluie faisait ressortir. Seulement, il n’y avait pas de corps. Pas de corps. Oui, il n’y avait jamais eu de corps.

Plongé dans ses pensées, il heurta du front un réverbère. Merde ! Jura-t-il et en regardant derrière lui il vite cette fois la fillette, sa fillette, Marie en tons d’obscurité comme depuis ce fameux rêve. Pars pensa-t-il de toutes ses forces mais il n’osa prononcer le mot à voix haute. Sa fille lui sourit et il lui sembla qu’il y a avait trop de dents dans ce sourire et surtout, pas du tout de cœur. Qu’est ce que tu crois ? Je ne partirai plus jamais Papa !

Robert se crispa, il lui semblait que la voix résonnait uniformément dans ces deux oreilles, que le son s’infiltrait au fond de lui par les os de son crane, conduction osseuse qui pénétrait de force dans son esprit fatigué en frappant de toute ses forces ses cochlées au point qu’il n’entendait plus la rumeur de la ville à moitié endormie. Il lui paraissait avoir tant voulu la revoir et l’entendre rire à nouveau. Maintenant qu’elle était de retour, il ne souhaitait qu’une chose, revenir à son désespoir d’avant le rêve, de laisser derrière lui la folie qui s’immisçait dans le monde tout autour de lui.

Un mètre vingt de terreur qui ne le lâchait plus, un monstre qui l’avait pris en grippe, voilà ce qu’était ce spectre qui le poussait au pire. Il ne savait plus, il ne voulait pas savoir. C’était une torture sans fin ni limite. Marie, Marie, MARIE ! Hurla-t-il face au ténèbres et un couple qui arrivait en face le regarda avec méfiance et peur. L’homme avança d’un pas devant sa compagne et au lieu de passer son chemin, il s’arrêta face à Robert qui lui jetait un regard noir et glacial. L’inconnu remarqua des taches rouges sur le t-shirt en partie masqué par la veste élimée.

Sous les rires glaçant d’une ombre en forme d’enfant, Robert poussa un cri et fracassa d’un coup de tête le nez de celui qu’il savait être l’ennemi. L’homme recula en hâte en se tenant le nez. La femme resta pétrifiée sur place, incapable d’émettre le moindre son. Robert n’en resta pas là, il avança, faucha les jambes de son adversaire et le bourra de coups de pied une fois qu’il fut au sol. La frénésie qui s’était emparée de lui avait pour moteur la terreur. La terreur du retour sous une forme pervertie de ce qu’il croyait avoir aimé plus que tout dans un monde globalement sordide.

Enfin, la femme avait repris suffisamment ses esprits pour réagir. Elle sortait en tremblant son téléphone portable que Robert attrapa vivement de la main gauche avant de le jeter au loin.

– Arrêtez ! Vous allez le tuer ! Cria-t-elle d’une voix suraiguë. Quand elle vit le regard de Robert, elle se replia sur elle même en pleurant.

– Ne me faites pas de mal, s’il vous plaît. Les mots s’échappaient d’elle tandis que le sourire de Robert grandissait, attisé par les rires d’un démon qui ne le lâchait plus.

– Regardez bien mademoiselle. Vous allez voir.

A ces mots, Robert recula d’un pas puis sauta a pieds joints sur le cou de sa victime. Une fois, puis deux puis de façon frénétique. La femme terrorisée partit en courant en hurlant à l’aide. Il se pencha sur la tête réduit en charpie de l’homme et glissa ses mains sur ce qu’il restait de son visage. Il essuya le sang sur le sien, en transe, tandis que les rires du démon emprunté sa propre gorge et se nourrissait d’un sang frais et encore chaud.

Bien joué Papa, il voulait me faire du mal, tu le sais bien.

Robert recula, l’air hagard. Cette voix qu’il entendait directement dans son crâne. Il ne la reconnaissait pas.

Il partit en courant sous la pluie, il laissa derrière lui les hurlements de la femme et le visage ravagé de sa victime. Il ne savait plus quoi et pourquoi. Plus rien n’avait de sens tandis que l’ombre le talonnait en riant de plaisir. « Si seulement je pouvais pleurer » dit-il à voix basse en s’effondrant sur un tas de cartons dans une ruelle chichement éclairée. Il avait sommeil, il se sentait seul en compagnie des ténèbres hautes comme sa fille disparue. Au lieu de s’endormir, il s’aperçut qu’il était devant l’entrée de service d’un hôtel, il fit le tour du bâtiment en tâtant sa poche arrière. Il avait toujours son portefeuille et il lui restait de l’argent. Il se rendit à l’accueil pour prendre une chambre. On va se reposer, fini de courir Papa. Et la créature eut un petit rire méchant.

***

Une silhouette noire entourée de blanc. C’est la seule chose que Robert pouvait voir. En se concentrant, il détailla la silhouette, la robe bleue et les cheveux blonds avec un bandeau rouge qui les retenait. Paradoxalement, la silhouette était plus noire que la nuit. C’était incompréhensible. Il s’agita dans cette torpeur, dans ce demi-sommeil. Sa fille. Partie. Marie !

Il se redressa, son propre hurlement lui résonnait encore aux oreilles. Il n’avait pas pu se décider à rentrer retrouver les fantômes de sa fille et celui de sa femme pourtant techniquement vivante. Il en voulait à la terre entière. La police qui n’avait rien fait, le psychiatre qui prescrivait toutes ces drogues à sa femme. Il avait donc pris une chambre dans cet hôtel miteux. Il entendait au loin le son braillard d’une télévision volume à fond. Que faire ?

Il faut que je me reprenne pensa-t-il. Il sortit péniblement du lit et pénétra dans la minuscule salle de bain pleine de moisissures. Il passa sous la douche et alluma l’eau chaude à fond. Il fut paralysé par une averse aussi subite que glacée. Peu à peu l’eau monta en température. Il se laissa aller et une fois de plus les sanglots arrivèrent. Malgré son visage trempé par l’eau, il savait, au fond de lui que pas une larme ne coulait. Ne pleure pas Papa. Il tremblait, n’osant pas regarder derrière lui. La voix semblait venir de partout et de nulle part. C’était bien elle, il n’y avait pas de doute. C’est impossible ! Je deviens fou cria-t-il intérieurement. Papa pas fou… Puis le rire cristallin altéré par une noirceur inimaginable mais que Robert ressentait au plus profond de son être. Il sortit de la douche pour s’habiller tout en ignorant la silhouette noire informe qui se tenait assise sur le lit défait.

Soudain, quelqu’un frappa à la porte.

– Monsieur, c’est le gérant ! Vous deviez libérer la chambre à midi, il est plus de quatorze heures

-… Attendez, j’arrive.

– Tout de suite !

Robert s’habilla en hâte, et en enfilant son pantalon, il chuta lourdement sous les rires moqueurs de l’apparition qui ne le lâchait plus. Mon Dieu pourquoi ? Pourquoi pas Papa…

Le bruit de chute avait convaincu le gérant d’ouvrir la porte avec son passe. Il resta stupéfait. Un adulte à moitié nu sur le sol et une enfant à l’air sage assise sur le lit. Il détailla la scène, la petite était, encore heureux, habillée. Mais il était sûr que l’homme était seul quand il avait pris la chambre la veille peu avant minuit. Il fit quelque pas dans la pièce. La jeune fille avait quelque chose d’étrange, il n’arrivait pas à mettre la doigt dessus. Il allait lui parler quand il entendit la porte claquer derrière lui. Il se retourna. Son client était debout, toujours en caleçon et son regard avait quelque chose de furieux.

– Ne faites pas de mal à ma fille ! Cracha-t-il avec un nuage de postillons qui brillèrent un instant dans les rayons de soleil qui traversaient les persiennes.

Le gérant qui prenait peur fixait son regard sur Robert devenu fou. Il recula d’un pas puis entendu un son incongru au vu de la situation. La fillette riait. D’un rire qui avait quelque chose de rassurant mais dans le contexte cela faisait très peur. Il se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent. Il réalisa qu’il voyait à travers la fille assise sur le lit puis que sa silhouette n’était que composée d’ombres sans relief. Ce qu’il voyait était un monstre. Il sentit l’haleine avinée de son client juste sur la nuque. L’ombre le regardait droit dans les yeux avec un mince sourire sans chaleur. Le gérant ferma les yeux tandis que le cutter transperçait sa gorge et que la créature devant lui éclatait de rire avant de devenir fumée et d’envahir le corps qui se vidait de son sang.

Robert assista à toute la scène depuis le plafond. Il ne sentait plus son corps, il se vit assassiné le gérant comme il avait assisté au meurtre de l’homme la veille. Si celui ci était mort. Il espérait que non. Il réintégra son corps au moment où la fumée noire s’échappait de celui du gérant et reprenait la forme du spectre qui ne cessait de le tourmenter.

Il rampa jusqu’à la porte, la referma après un rapide coup d’œil à l’extérieur. Personne n’avait rien vu. Il s’allongea sur le lit, le corps secoué de sanglots. Toujours pas d’eau. Il sombra dans un sommeil agité et rêva de la Chambre telle qu’elle aurait du être si tout c’était passé comme prévu.

***

Lorsque Robert se réveilla dans la chambre d’hôtel, il faisait presque nuit dehors. Il fit le tour de la petite pièce du regard. Il rassembla ses esprits et son regard tomba sur le corps du gérant qu’il avait assassiné avec un cutter qu’il ne se souvenait pas avoir acheté. Et le fantôme monstrueux de sa fille s’était nourri de la douleur et de la peur. L’employé de l’hôtel avait la peau qui avait viré au gris comme légèrement brûlée. Robert se redressa et finit de s’habiller, il était encore en caleçon. Pas de silhouette noire mais il la sentait à la lisière de son esprit. Il traîna le corps dans la salle de bain et partit en verrouillant la porte.

Une fois de nouveau dans la rue, il acheta une bouteille d’alcool bon marché. Non, impossible de rentrer, c’est trop dur et puis la petite, elle pourrait faire du mal à sa femme. C’était la première fois qu’il envisageait la créature qui ressemblait tant à sa fille comme une menace et non comme une peur et un désespoir. Et pourtant, deux personnes étaient mortes.

Il erra sans but et bu, sans but aussi si ce n’est un oubli compatissant. Il savait que dans l’angle mort de sa vision se cacher un petit spectre malin et il entendit le rire qu’il haïssait par dessus tout.

On progresse Papa, tu ne m’as jamais aimé, pas vrai ?

Il parvint sur une place et s’affala sur un banc, la bouteille d’un litre était déjà à moitié vide. Il y avait des bars tout autour de lui mais il voulait fuir les gens aussi il resta une heure dans la solitude accompagné d’une ombre sur numéraire qui veillait sur lui pensa-t-il avec amertume. Il n’avait plus peur, il était passé de l’autre côté de la frayeur. L’alcool aidant, il sombrait dans un demi sommeil.

C’est alors qu’un groupe de quatre jeunes étudiants s’approchèrent de lui.

– Non, partez, laissez moi tranquille avec ma fille.

Le plus grands de trois jeunes lui dit :

– T’es tout seul vieux, qu’est ce qui va pas ? Tu fais boire une gorgée ? Les deux autres rirent.

-… Dégagez, laissez nous tranquille.

– Tu me parles pas comme ça cria le jeune homme en s’approchant vivement.

Robert passa de l’état de loque à une vigueur démoniaque. Il fracassa la bouteille sur le crâne de l’importun et se leva vivement. D’abord stupéfaits, les deux acolytes se jetèrent sur lui. Bientôt il fut à terre, ils le bourrèrent de coups de pieds puis relevèrent leur camarade avant de partir avant l’arrivée de la police.

Robert se leva tant bien que mal, le monde tournait méchamment autour de lui et sa douleur faisait rire le spectre qui ne le quittait plus. Il partit, pour les mêmes raisons que les jeunes mais avec un impératif plus important. Il avait tué une ou deux personnes, ce n’était pas le moment de se faire arrêter. Il regarda l’heure. 22 heures. Il devait rentré mais il ne le pouvait pas. Impossible. Trop de fantômes dans la maison familiale. Il ne voulait pas non plus rentrer avec le spectre de sa fille.

Il marcha une vingtaine de minutes lorsqu’il sentit que ses jambes ne le portaient plus. Il s’assit contre un mur et bientôt il perdit conscience, les yeux dans les yeux avec le monstre travesti en enfant. Au fond de son regard, il y avait des flammes noires qui dansaient. Il y eut un rire et ce fut l’obscurité.

***

Robert se réveilla sur un canapé dans une maison inconnue. Il avait mal a la main et il réalisa qu’il s’était coupé en pénétrant par une fenêtre dont il avait brisé la vitre. Il s’assit et se massa les tempes. Qu’est ce que je fais là se demanda-t-il. Un petit rire étouffé et quelques mots directement dans son esprit. J’ai faim Papa.

Il y eut un fracas à l’étage, Robert n’osa bouger. Il ne savait plus très bien ce qu’il faisait dans cette maison. Toutes les lumières étaient éteintes à l’exception de celle de la terrasse qui donnait sur le jardin arrière. Il scruta les ombres par delà la lueur, rien, rien de palpable en tout cas.

Il traversa rapidement la cuisine comme un automate. Il saisit un couteau sur son support. Il se sentait si mal d’être ici, dans cette situation. Il se sentait si mal et il ne pouvait toujours pas pleurer. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine mais a un rythme étrangement lent. Boum. Boum. Boum. Il n’était plus le chef d’orchestre de sa partition, tout juste un second violon, même pas. Tout juste le pupitre sur lequel le maestro ne jetait même pas un œil.

Il entendit des pas sur le plancher au dessus et peut-être des mots chuchotés. Il imagina la scène comme si on la lui transmettait. « Chut les enfants, ne faites pas de bruit, il y a quelqu’un au rez de chaussé. Maman va appeler la police, Papa descend voir. » Non, non, non. Il ne faut pas, ne descend pas Papa, n’appelle pas la police Maman. Cette dernière parce qu’il sait que le téléphone ne fonctionnera pas. Papa parce qu’il va très certainement mourir. Il ne peut y avoir qu’un seul Papa, pas vrai Papa ? Il crut entendre un rire étouffée, une enfant qui résistait à céder au fou rire pour ne pas indiquer sa cachette lors d’une partie de cache-cache. En resserrant la prise sur le couteau de cuisine, il jeta un œil à la baie vitrée. Il y avait une silhouette noire qui éclipsait bizarrement la lumière de la terrasse. Il se résigna. Ce n’est pas lui qui décide. C’est moi qui sait pour toi Papa.

Robert se tapit a gauche de l’escalier, son arme prête à l’usage. Il le refusait de tout son être mais s’il voulait un jour revoir Marie. Et Anne. Heureuse. Comme jamais. Il n’avait pas le choix. Les marches grincèrent tandis que le père de famille descendait les marches. Dans la pénombre, Robert discerna qu’il portait quelque chose sans identifier quoi. Il recula d’un pas et ce faisant, il fit tomber un bibelot de porcelaine blanche qui s’écrasa au sol. Aussitôt, le père de famille remarqua l’intrus et se tourna dans sa direction d’une façon qui évoquait immanquablement un entraînement. Il dirigea la chose qu’il portait sur l’intrus, Robert ne vit qu’une sorte de tube double. Il y eut une forte explosion et une balle de dix centimètres fusa et frôla son visage puis rebondit contre le mur. Un flashball. De toutes les maisons que sa fille monstrueuse avaient pu lui faire investir, il fallait que ça tombe sur celle d’un flic. Paralysé par le bruit et l’odeur de poudre, Robert resta sur place et la lame en acier du couteau renvoya un reflet de la lampe dans le jardin. Aussitôt, l’homme tira une deuxième fois et l’atteint au flan droit. La douleur fut fulgurante. Je peux arrêter la douleur Papa.

Il grinça des dents et adressa une mince prière qui ne fut entendu que par le démon qui l’accompagnait. Prière exaucée.

Une silhouette se matérialisa devant le père de famille qui avait tiré son dernier coup de balle de défense. Ce qu’il discerna le fit hésiter plusieurs seconde. L’apparition, d’un mètre vingt, peut être vingt-cinq lui sembla être une jeune fille. Cheveux longs et blonds retenu par un bandeau rouge et une robe bleue toute simple. Mais quelque chose le gênait, il manquait un élément pour comprendre l’intégralité du tableau. Il vit que la porte d’entrée était ouverte puis il comprit, avec beaucoup trop de seconde de retard. Il voyait la porte de la maison à travers la fillette.

C’est alors que Robert lui planta la lame dans le flanc droit, à l’opposé de sa propre douleur qu’il ne sentait plus. Le sang jaillit et l’homme poussa un hurlement vite étranglé par la poigne à la force démultipliée de Robert qui lui écrasa la gorge des deux mains. L’homme se débattit mais il n’y avait rien à faire. Au lieu de fixer le regard absent de son agresseur, il regarda au plus profond des yeux noire d’encre de la créature translucide. Il se rendit compte en suffoquant qu’une autre chose était étrange. Il voyait les couleurs des vêtements de celle-ci. Mais elles étaient aussi toutes noires. Aussi noires que les yeux où dansait une flamme elle aussi obscure. Tu es un démon. Ce fut sa dernière pensée avant de sombrer dans l’inconscience. Il était malin celui là Papa. On va bien s’amuser à l’étage.

Non ! Marie, non ! Plus de violence. Je t’en prie. Robert tremblait et sanglotait de toutes ses forces, il refusait l’horreur qui avait envahi sa vie depuis ce fameux rêve. C’était impossible. Allé Papa, j’ai faim, s’il te plaît.

Non ! Ça suffit ! Pars ! Laisse moi ! Je n’en peux plus. Laisse moi pleurer ! Il se leva et partit en courant par la porte d’entrée après l’avoir déverrouillée. Il courut longtemps, du moins cela lui parut long. Il quitta le quartier, il lui sembla à nouveau quitter son corps quand il rencontra à l’angle d’une rue une patrouille de police.

Il hurla des mots incohérents aux oreilles des flics.

– Ma fille ! S’il vous plaît, elle était partie, elle est revenue. Mais elle n’a jamais été là. Aidez-moi ! Je n’en peux plus, je veux pleurer mais cette chose ne veut pas. C’est insoutenable.

Il tomba a genoux devant les policiers médusés. L’un des trois s’approcha et en sentant l’haleine alcoolisé de Robert, il lui parla en séparant bien les syllabes

– Vous avez bu Monsieur… Mais, vous êtes blessé ? Demanda-t-il en voyant la main ensanglantée.

-… Ma fille, elle me pousse à faire des choses !

– D’accord, vous allez venir avec nous on vous amène à l’hôpital.

Il ne furent pas trop de trois pour charger Robert à l’arrière de leur voiture de patrouille car celui-ci fut pris brusquement d’une rage folle et frappa le policier qui lui avait parlé au visage avant d’être maîtrisé par le reste de l’équipage. Puis une fois à l’arrière du véhicule, il sombra de nouveau dans l’inconscience.

***

Robert reprit conscience sur un lit d’hôpital. Il se sentait curieusement apaisé. Il ouvrit les yeux et voulut regarder l’heure sur son portable. Ses mains étaient attachées par des sangles aux montants du lit. Dans une torpeur chimique, il commença à se débattre. Il sentait l’odeur du sang. Le sien ? Celui de Anne ? De Marie… Non pourvu que ce ne soit pas celui de sa petite fille. Il poussa un gémissement étouffé et tourna la tête dans toutes les directions. Un infirmier l’air affable mais aux traits tirés par la fatigue fit son apparition.

– Restez tranquille Monsieur.

– … Quelle heure est-il ?

– 7h30, vous avez passé la nuit ici, vous êtes arrivé avec la Police en état d’ébriété vers 23h. Voulez-vous qu’on prévienne quelqu’un ? Votre femme ? Un parent ?

Robert qui s’était redressé s’affaissa.

-… Ma femme… Non, ce n’est pas la peine. Je vais rentrer, il le faut bien. Ma fille…

Sa voix se brisa et les sanglots revinrent.

– Je n’arrive plus à pleurer depuis deux jours. Vous n’imaginez pas à quel point c’est dur. Pas une larme. Je suis pourtant si fatigué.

– Bien, de toute façon, le médecin des urgences à demander un avis psy. Vous comprenez bien que vous êtes mieux ici qu’au poste de Police. Je ne suis pas sensé vous le dire mais vous avez frappé un policier, rien de grave mais ils sont assez remontés. D’accord ? Je m’appelle Paul, on va vous remettre sur pied.

L’infirmier sourit. C’était un grand costaud mais avec une douceur sympathique dans le regard, Robert se sentait en confiance.

– Vous pouvez…Vous pouvez me détacher s’il vous plaît ? Je ne supporte pas ça.

Le sourire de Paul grandit.

– Avec plaisir. De votre côté évitez de me le faire regretter. Vous avez mis une sacrée ambiance hier soir quand vous êtes arrivé sous escorte. Mais ce qui ressortait le plus, c’était votre détresse mentale. C’est ce qui a fait que l’on a décidé l’avis psychiatrique plutôt que la cellule de dégrisement au poste. Pour le moment reposez-vous, on va vous amener un petit déjeuner.

– Je ne peux rien avaler.

– Essayez. Vous êtes sûr que vous n’avez personne à contacter ? Un ami, un médecin ?

-…

– Bon d’accord, à plus tard alors.

L’infirmier le regarda avec compassion et quitta la chambre d’hôpital.

***

Après le petit déjeuner que Robert bouda de toute façon, il regarda par la fenêtre jusqu’à que le psychiatre arrive vers 9h30. Il pleuvait, Robert trouvait ça frustrant toute cette eau à l’extérieur et aucune à l’intérieur. Il se demanda vaguement d’où lui venait cette obsession pour les larmes. Pour la journée d’hier, c’était très flou. Il se souvenait d’être allé au parc après que Marc l’ait enjoint à partir du cabinet. Il avait acheté de l’alcool, un pack de six canettes de bières fortes.

Il avait bu les deux premières avant d’être à nouveau chassé par un gardien. A partir de là il ne savait plus. Tout ce dont il se souvenait c’était une présence tout du long à ses côtés. Une présence que les autres ignoraient sciemment, pour l’énerver lui. Il se souvint d’un état de rage plusieurs fois au cours du brouillard qui composait cette soirée. Il s’était battu, lui ! Avec un groupe de jeunes. Il en avait mis un au tapis peut-être. Lui ne sentait plus la douleur physique tant la morale était forte. Puis il avait encore bu, beaucoup. A partir de la même plus une bribe de souvenir. Il se dit que ce devait être à ce moment là qu’il avait croisé les policiers qui l’avaient amené aux urgences.

– Monsieur Geais c’est ça ?

– Bonjour.

– Je suis le psychiatre de garde. On m’a demandé, hum, de discuter avec vous pour saisir une sorte d’instantané de votre état mental. Vous comprenez ? Vous êtes d’accord ?

– Oui, je crois.

– J’ai cru comprendre à ce que l’on m’a dit que vous avez refuser que l’on contacte votre femme. Si je ne me trompe pas vous aviez une fille ?

-…

– Vous pouvez parler librement. Tout ce qui se dit ici restera entre nous.

– Ma femme… Elle n’a pas supporté le départ de Marie. Moi non plus mais on le gère pas pareil. Un de vos conna… excusez-moi. Un de vos confrères lui prescrit des pilules qu’elle ne lâche plus un seul instant. J’ai l’impression qu’elle a disparu aussi. Marie c’est autre chose. Elle était grande. Mais elle est partie quand même.

– Comment est-elle partie ?

– Je… je ne peux pas. Je ne peux pas en parler. Je n’arrive plus à pleurer depuis que j’ai rêvé d’elle hier et… Robert fut une fois de plus secoué par de lourds sanglots. Évidemment, pas une larme ne coula.

– Un événement tel que celui-ci quoi qu’il puisse être peut avoir entraîné un état dépressif lié à un stress post-traumatique. Indépendamment du fait qu’il est normal d’être triste lorsque l’on perd un être cher.

– Oui, enfin, c’est compliqué à expliquer, Marie, elle est partie mais….

A cet instant, Robert réalisa que les tranquillisants qu’on lui avait administré cette nuit cessaient de faire effet. Il se redressa d’un coup, droit comme un I. Il fit le tour de la pièce du regard et comme il s’y attendait une silhouette sombre se tenait derrière le psychiatre, un sourire narquois sur le visage. Sur son visage. Celui de sa petite fille disparue. Celle qui l’avait accompagné durant cette nuit de biture.

– Mon Dieu ! Vous la voyez ? Derrière-vous ! Dites que vous la voyez je vous en prie ! Je veux pouvoir pleurer, s’il vous plaît !

– Calmez-vous Monsieur Geais. Il n’y a personne derrière moi. Il fit un geste en direction d’une infirmière qui passait dans le couloir. 10 mg d’haldol s’il vous plaît mademoiselle.

-Non ! Pas de drogue, je suis vivant, je ne suis pas un fantôme. S’il vous plaît ! Ma petite fille ! Ma petite fille est là. Aidez là, je la vois !

Paul, l’infirmier de tout à l’heure arrivait en renfort avec une seringue à la main. La silhouette de Marie que seul Robert voyait rit avec méchanceté. On joue Papa ? Robert se souleva du lit et asséna un coup violent avec le plateau du petit déjeuner en plein dans le visage du psy. Il sentit les os du nez craquer et le médecin partit en arrière avant de tomber à la renverse. L’infirmier saisit le bras gauche de Robert dans le but de lui injecter rapidement le médicament. Robert lui arracha la seringue des mains, la lui planta dans le cou et appuya sur le piston. Paul battit en retraite en se tenant la jugulaire.

Aussitôt, Robert sauta du lit, avec une étrange lucidité il attrapa le sac plastique contenant ses effets personnels et vida son contenu sur le lit. Il enfila son jogging et son t-shirt. Il voulut mettre le sweat mais il réalisa qu’il était couvert de tâches sombres. Du sang. Il en avait senti l’odeur en se réveillant se rappela-t-il. Il ne savait pas si c’était le sien ou celui de quelqu’un d’autre.

Il sortit de la chambre en rasant les murs. C’était incroyable, personne ne semblait avoir entendu la bagarre malgré les cris du psychiatre au nez cassé. Il atteint l’ascenseur et appuya sur le bouton rez-de-chaussé. Il traversa le hall a moitié vide de l’hôpital et fut enfin dehors, à l’air libre. Dans la lumière du matin, il respira enfin. Il se sentait physiquement en forme. Mais son esprit tournait comme un ours en cage. Il se contint pour ne pas courir et marcher calmement à travers le jardin arboré qui jouxtait le centre hospitalier. Il taxa une cigarette à une jeune femme qui le regarda avec un flou dans les yeux. Elle lui tendit son briquet, il alluma la clope.

Une fois assis sur un banc, la fumée gris-bleuté qui s’élevait lui donna quelque chose sur laquelle fixer son esprit. Il soupira. Il faut rentrer à la maison se dit-il. Rejoindre le fantôme de sa femme lui serrait le cœur. Il le faut insista-t-il. C’est alors que les doux rayons du soleil dans son dos firent apparaître ce qu’il redoutait. A côté de son ombre impassible, une autre s’agitait, tournoyait et il entendit un petit rire taillé dans un diamant sans défaut et une petite phrase qui le glaça, à la limite de sa conscience. La partie n’est pas finie Papa. Je ne repartirai plus, promis.

Robert se sentit alors tellement las qu’il crut s’évanouir. A la place il essaya une dernière fois de pleurer, simplement pour vérifier. Évidemment, il n’y arriva pas. Alors il se leva pour quitter le jardin suivit de l’ombre qui était maintenant en lui pour toujours. Il espérait que non.

***

Après avoir quitté le jardin, Robert comme un automate se rendit dans un nouveau bar mais le gérant tiqua assez vite sur son regard halluciné et le pria de partir. En désespoir de cause, il décida, le cœur en morceaux de rentrer chez lui. Chez lui où sa femme errait tel un fantôme et où l’absence de sa petite fille dansait comme une flamme d’objet en objet chéri. Il étouffa un sanglot sec. Il ne savait plus où était garé le break aussi il prit le bus puis marcha jusqu’à la maison familiale. Il avait heureusement encore ses clés sur lui, il ouvrit le portail avec la clé de secours, la télécommande était restée dans sa voiture.

Robert entra et dans le salon, il trouva Anne qui semblait dormir sur le canapé. Il fut pris d’un élan de tendresse et s’approcha pour mieux voir. La télé diffusait une série policière le volume au minimum. Sa femme était tellement belle et il la détestait pour ce qu’il y avait d’elle en Marie. Impossible de différencier les deux parfois, l’une ressemblant à la version jeune et l’autre à la version sage. A nouveau, les pleurs arrivèrent. Toujours pas, hein Papa ?

Il s’assit sur le fauteuil et il aperçut la bouteille de vodka sur la table basse, à moitié vide. Qui était-il pour reprocher cela à sa femme lui pour qui tout tournait lentement comme s’il était l’axe d’un monde devenu fou. Il attrapa la bouteille d’une main et en bu plusieurs longues gorgées. Sa femme remua dans son sommeil. Benzodiazépine et alcool, mauvais mélange dit-il tout bas et il eut un petit rire de désespoir. Que faire ? Son obsession pour sa fille avait plongé sa famille dans le malheur. Depuis quand Marie avait-elle disparue ? Il ne voulait pas savoir, il savait qu’il lui manquait des souvenirs mais à ce point là, c’était du délire. Si Anne avait été réveillée, il aurait pu lui demander mais un mur s’était dressé entre eux depuis tant d’années et l’alcool et les médicaments n’avaient rien arrangé. Tout au plus les cris ne résonnaient pas dans toute la maison. Où est ce que ça avait merdé ?

Anne s’agita de nouveau et lui fit penser à sa fille quand elle était petite. Il ne savait plus depuis combien de temps il était auprès d’elle au moment de dormir après une histoire de dragon et de courageux petit bonhomme qui en faisait son meilleur ami. Quel âge avait Marie le jour de sa disparition et depuis quand était-elle partie ? La même question qui tournait en boucle dans son esprit brouillé par l’alcool. Il pouvait vérifier, il y avait la pièce à l’étage. La Chambre, avec le bureau en kit pas encore monté et le lit rouge et bleu. C’était étrange. Maintenant qu’il y pensait, il ne se souvenait plus si la chambre de sa fille était à droite après l’escalier ou à gauche, alors qu’il était convaincu d’y aller au moins une fois par jour en pèlerinage, pour retrouver son enfant.

Avec un regard neuf, il fit le tour de la pièce du regard. Aucune photo de famille là où il les attendait. Sa femme et lui, bien sûr et même avec Tobby, leur chien mort l’année passée. Mais pas une photo de Marie. C’était dingue. C’était fou. Il se releva en titubant, la vodka faisait son effet. Il gravit l’escalier et ne tourna pas la tête quand il entendit Anne parler dans le salon

– Robert, c’est toi ? Viens te coucher. Je… Je me suis endormie devant la télé dit-elle d’une voix rendue pâteuse par l’alcool et les médicaments.

– …

– S’il te plaît, je suis toujours toute seule quand tu travailles.

Il ne répondit pas, il continua à gravir les marches avec prudence d’un pas hésitant. Une fois en haut de l’escalier, il hésita. La porte de gauche ou celle de droite. Comme il savait que celle de droite était la chambre conjugale, par élimination celle qui restait était la Chambre. Il la voyait dans son esprit. Un bureau en kit jamais monté et un lit au drap rouge et bleu. Oui, bien sûr. Il avait vu ça des centaines de fois. Mais pas une image où sa fille vivait dans la pièce ne lui venait. Alors qu’il posait une main tremblante sur la poignée, il entendit le rire cristallin et moqueur qu’il avait appris à redouter. Il ne regarda pas l’ombre minuscule et si grande qui se tenait à côté de lui et ouvrit la porte.

Malgré l’alcool, il eut un choc. C’était un bureau. Son bureau. Et sa table de travail était poussée dans un coin, tandis que le nouveau meuble attendait d’être monté. Pourquoi, pourquoi il avait imaginé qu’il y aurait un lit d’enfant ? Il eut un rire qui se brisa en sanglots. Cette fois, je vais pleurer sinon je deviendrai fou pensa-t-il.

Soudain, les ombres aux coins de la pièce s’assemblèrent, une pénombre mouvante se déplaça jusqu’à représenter ce qu’il avait vu en rêve il n’y a pas si longtemps. Un lit et des posters aux murs, tous composés d’ombre et assise sur le lit, une petite fille avec une robe bleu et un bandeau rouge dans ses cheveux blonds. Non, tu n’es pas ma fille, tu es composée d’ombres, tu es les ténèbres qui se cache derrière l’ombre. NON ! Hurla Robert et l’apparition rit de tout son cœur de noirceur.

Il se rappela. Ils n’avaient jamais pu avoir d’enfant ce qui avait plongé Anne dans une dépression qui la poussait à la boisson et que son gentil docteur gavait de pilules qui la faisait flotter en permanence entre deux eaux. Il avait rêvé quelques nuits auparavant de la chambre qu’il avait toujours imaginé pour son enfant et il avait trouvé quelque chose sous le lit. C’est bien connu, les monstres se cachent toujours sous le lit. C’est le rôle des Papas de les faire fuir. Sauf quand le monstre cible justement le Papa. Il voulut quitter la pièce, dans son brouillard éthylique il ne trouva pas la porte tout de suite et il descendit l’escalier en courant. Il loupa la quatrième ou cinquième marche et tomba lourdement. Il entendit sa femme marmonner « Robert, sors les poubelles avant le matin ». Il voulut répondre mais il perdit connaissance. La dernière image qu’il vit avant de sombrer fut la fillette qu’il n’avait jamais eu qui le regardait l’air narquois. Elle avait une flamme dans le regard qui dansait, et des volutes de fumées denses s’élevait autour de sa tête. Elle s’était nourrie. Elle pouvait partir.

Robert pleura, ses larmes gouttèrent sur le parquet en se mêlant au sang qui coulait de sa tête.

Bonne nuit, Papa !

FIN